samedi 7 mai 2011

Un extrait de Vendeur de rêves, mon dernier roman pour ados !


Alors voilà ce que ça donne : Et-ton-père-qu’est-ce-qu’il-fait ? Et-ta-mère-qu’est-ce-qu’elle-fait ? On y est tous passés, dans la classe. Sauf moi. Et manque de bol, il a fallu que ça tombe sur mon père. C’est quoi ? C’est un interrogatoire ? C’est la police ? Et sa mère, à la prof, je lui demande ce qu’elle fait, moi, hein, sa mère ? Et ta mère ?
Je ne vais tout de même pas lui dire que mon père, depuis le CM2, il…
Il se lève, il va du canapé jusqu’à la cuisine, il ouvre le frigo, il revient dans le salon les mains vides, il retourne à la cuisine, il ouvre de nouveau le frigo, les placards, il regarde par la fenêtre, comme ça, puis il se coupe quelques rondelles de saucisson, ilse tartine une tranche de pain, il va aux toilettes, il se prépare une tasse de café, il retourne s’asseoir devant la télé, il lit, dix livres à la fois depuis des mois, n’en finit jamais un, le café est froid dans la cuisine, il zappe de chaîne en chaîne, y a rien à la télé… Rien.
Je ne vais pas dire ça à la prof, c’est trop long à raconter, une vie. La prof, en vérité, ce qu’elle veut, c’est un mot, un seul, genre : pompier, ou plombier.
Je peux pas lui dire. Leur dire, car toute la classe a les yeux rivés sur mes lèvres. Marilou aussi, j’en suis sûr même si elle est derrière moi et que je ne la vois pas, elle me regarde. Pour une fois. La première fois. Non, la deuxième. La fois d’avant, elle m’a regardé, de face, et elle n’a rien dit, mais son sourire voulait tout signifier : mon pauvre, ce que tu peux être débile… Faut pas que je la déçoive, là. Non, je peux pas le dire.
Mon père, il…
Mon père, avant, il travaillait dans un journal, il était grand reporter. Reporter de guerre. Je devrais en être fier. Au début, je l’étais, et pas qu’un peu. Et puis quand j’ai su… ce qu’il y avait derrière, les gens qu’il interrogeait pour avoir l’info, la dépêche de la mort qui tue, je pourrais pas dire mieux c’est exactement ça :  la dépêche de la mort qui tue alors que eux, les gens, ils venaient de perdre la moitié de leur famille, et qu’après, après… y avait que le vide qui les attendait… Et mon père, lui, il rentrait, il nous retrouvait, ma mère et moi. Comme si là-bas, dès qu’il montait dans l’avion du retour, c’était la paix.
Rien. Reporter de guerre, c’est un peu croque-mort d’info gore. C’était ça, son métier. Moi, ça ne me fait pas rêver. Tandis que mon père pataugeait dans le sang, tout ça pour la liberté d’expression, le droit de savoir – qu’il disait – je restais seul avec ma mère à la maison. C’était pas toujours facile, mais c’était toujours mieux que maintenant.
Maintenant, mon père reste à la maison, tout le temps. Avec ses fantômes à un seul bras, une seule jambe. Ceux qu’il a ramenés de là-bas.
 
– Marcus, je t’ai posé une question !
 
Vendeur de rêves
, pp. 10-14.

Ce mini-roman pour ados (68 pages, à partir de 12 ans) vient de paraître chez Sarbacane.
Un texte à lire d'une traite, inscrit dans une très belle collection de littérature, tous genres confondus.

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